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L'ANGOISSE EXISTENTIELLE DE L'OCCIDENT (2020)

L’angoisse existentielle de l’Occident

(éditorial paru dans Ruptures n°93)

Emmanuel Macron s’inquiète de ce que les « classes moyennes », désormais, « doutent » de « l’aventure européenne »

Querelles, déclin, arrogance. Tel était l’air du temps qui flottait lors de la Conférence sur la sécurité de Munich – une grand-messe non étatique qui draine chaque année la fine fleur des élites diplomatiques et militaires occidentales, dont l’édition 2020 s’est déroulée du 14 au 16 février.

Certes, chefs d’Etat et de gouvernement, ministres, diplomates, généraux et experts ont communié dans une foi commune : les « valeurs de l’Occident » devraient guider le monde – liberté (notamment d’entreprendre), droits de l’homme, Etat de droit, démocratie… Mais entre Washington, Berlin et Paris notamment – trois des pôles du bloc atlantique – les bisbilles et rivalités n’ont cessé de s’accentuer ces dernières années.

L’intervention du président français – c’était sa première apparition dans cette enceinte informelle – était donc attendue. Sans surprise, il a apporté de l’eau au moulin du thème volontairement provocateur proposé cette année par les organisateurs : « westlessness » – un terme anglais qu’on pourrait approximativement traduire par « effacement de l’Occident ». Depuis plusieurs mois en effet, le maître de l’Elysée met en garde ses pairs : des puissances rivales émergent qui menacent notre hégémonie. Sont bien sûr visées la Chine, la Russie, de même que la Turquie (pourtant membre de l’OTAN). Autant de pays qui « ne partagent pas nos valeurs ». Il y a donc bien « affaiblissement de l’Occident », affirme Emmanuel Macron, en particulier si l’on compare à l’euphorie d’il y a quinze ans, quand, selon ses termes, « nous pensions qu’on allait dominer le monde durablement ».

Il y a quinze ans, « nous pensions qu’on allait dominer le monde durablement » a rappelé le président français

On imagine au passage ce qu’eussent été les réactions si un leader non occidental avait affiché explicitement sa propension, fût-elle sur le mode nostalgique, à « dominer le monde ». Mais l’arrogance du maître de l’Elysée n’a nullement été remarquée tant elle parut parfaitement naturelle aux sommités réunies à Munich, de même qu’aux journalistes venus couvrir l’événement.

Quoi qu’il en soit, le dirigeant français a pris acte de l’unilatéralisme exacerbé de Washington. Il plaide dès lors pour un renouveau du dialogue « sans concession » avec Moscou, qui hérisse le poil de nombreux Etats membres de l’UE. Surtout, il placarde sans modération son oxymore préféré : il faut bâtir une « souveraineté européenne », ce qui signifie à la fois la poursuite de l’Alliance atlantique, mais aussi la construction d’une autonomie (stratégique, diplomatique, militaire, technologique, monétaire) vis-à-vis de l’Oncle Sam.

Pour le président, cela passe donc par une UE à géométrie variable, dont le premier cercle a vocation à une intégration poussée. Sauf que cette vision déplaît aux pays qui ne seraient pas dans ce premier cercle ; elle ne séduit guère non plus à Berlin (sauf les dirigeants des Verts que le président a rencontrés en particulier, peut-être en rêvant de leur arrivée dans une prochaine coalition, puisque la vie politique intérieure allemande devient de plus en plus chaotique). L’offre élyséenne de bâtir une « culture stratégique commune », voire des exercices militaires communs incluant l’arme nucléaire (sans cependant partager cette dernière) est tombée à plat outre-Rhin, où la culture atlantiste est profondément ancrée parmi les élites, même si celles-ci ne goûtent pas outre mesure le trumpisme. Et ce, dans un contexte où les divergences franco-allemandes se multiplient.

Tout se passe comme si, au spectre du déclin occidental sur le plan géopolitique, venait s’ajouter celui du déclin de l’idéologie eurolibérale

Le plaidoyer macronien n’est pas une révélation. La nouveauté, en revanche, est dans la référence aux « classes moyennes » qui « doutent » désormais de « l’aventure européenne » – une inquiétude répétée… à quatre reprises. L’ancien banquier semble considérer – à juste titre – que l’oligarchie est par nature acquise à l’intégration européenne ; que les classes populaires sont à l’inverse irrémédiablement perdues ; et que l’enjeu revient donc à stopper la glissade desdites classes moyennes dans ce que le vocabulaire officiel nomme « nationalisme » ou « illibéralisme ».

Ainsi, tout se passe comme si, au spectre du déclin occidental sur le plan géopolitique, venait s’ajouter, sur le plan hexagonal (et continental), celui du déclin de l’idéologie eurolibérale. Or cette dernière sous-tend les « réformes » d’inspiration bruxelloise, à commencer par celle des retraites.

Certes, dans l’état d’esprit populaire, politique extérieure et politique intérieure semblent être sans rapport direct : la lutte contre la régression sociale ne va pas spontanément de pair avec la résistance à l’arrogance atlantique.

Pas encore, du moins.                                                                                                                              Pierre Lévy – @LEVY_Ruptures

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