Face à la Crise Sanitaire

« Face à la crise sanitaire, actons la mort de cette Europe, et brisons le tabou monétaire ! » par Ramzi Kebaïli

 Corona ue

Alors que la privatisation des services publics et l’austérité budgétaire se sont imposées aux Etats et aux peuples, y compris contre leur volonté, Ramzi Kebaïli revient dans une tribune pour QG (Quartier Général, le média libre d’Aude Lancelin) sur les origines européennes de la gestion de la crise du Covid-19, et sur les moyens politiques et économiques d’en sortir

La pandémie mondiale de Covid-19 a servi de puissant révélateur de ce que nombre de citoyens martelaient depuis des années: les politiques d’austérité imposées par l’appartenance à l’Union européenne ne pouvaient que déclencher une véritable crise sociale, écologique et sanitaire, sans faire progresser d’un pouce la solidarité entre peuples européens. En une décennie, la Commission européenne a demandé pas moins de 63 fois aux États membres de réduire leurs dépenses de santé, ce qu’ils firent généralement de bonne grâce, en serviteurs zélés des marchés financiers. En France, ce sont 100.000 lits qui ont été fermés par Sarkozy, Hollande et Macron : il fallait toujours plus d’austérité pour respecter les règles budgétaires européennes. Résultat des courses : avant même l’arrivée du coronavirus, « l’Europe » était déjà un grand cadavre à la renverse, qui s’est révélé incapable de soutenir le peuple italien touché de plein fouet. Et ce sont la Chine, la Russie ou Cuba, pays honnis par les élites européennes, qui ont volé au secours de nos voisins italiens, abandonnés par une « Europe morte, laide et lâche ». Pendant ce temps, l’État français détournait 4 millions de masques envoyés par une entreprise suédoise à l’Espagne et à l’Italie, ridiculisant ainsi la France aux yeux du reste du Monde. Mais au-delà de son caractère devenu flagrant, comment expliquer cette faillite totale du projet européen, et son lien consubstantiel avec une austérité criminelle ?

Depuis sa création, le marché unique n’est qu’une zone de compétition et de guerre économique, favorisant les pratiques de concurrence déloyale et de dumping fiscal (Portugal, Irlande, Luxembourg…). En participant à une zone de libre-échange commune, des pays alliés devenaient des compétiteurs féroces. Paradoxalement, ou pas, la participation au projet européen ne pouvait que défavoriser toute coopération solidaire en-dehors des logiques de marché. Le principal argument des pro-européens, la solidarité internationale, est dorénavant enterré : nous coopérons mieux entre peuples souverains qu’en étant soumis à une même loi du marché nous mettant en compétition. Et pourtant, des voix continuent à réclamer « plus d’Europe », plus de solidarité, mais sans comprendre que l’idée même d’un projet européen, tel qu’il s’est construit historiquement en opposition à la Russie, à la Chine et à un ennemi musulman fantasmé, était antinomique avec l’internationalisme bien compris (comme je l’ai détaillé dans mon livre « Quittons l’Europe ! Pour une souveraineté populaire et inclusive, »

Si le projet géopolitique de « puissance européenne » semble aujourd’hui remisé aux oubliettes, le volet économique continue lui à nous faire souffrir, à coûter chaque jour des vies humaines, des personnels hospitaliers, nos aïeux en EHPAD… Alors que les appels à la fin de l’austérité et à la relocalisation des activités surgissent de tous les côtés, il reste pourtant un ultime tabou à lever : celui de la création monétaire. Initialement, l’objectif de l’euro, le contrat passé avec l’Allemagne, était de garantir les profits des investisseurs et des marchés financiers en s’imposant l’orthodoxie budgétaire et en s’interdisant de battre monnaie. Si, aujourd’hui, même les plus acharnés des europhiles sont prêts à abandonner la règle des 3 % de déficit, il importe de bien poser le diagnostic : tant que l’on continuera à recourir à l’emprunt auprès des marchés financiers, comme nous l’impose la Banque Centrale Européenne, nous serons otages de leurs politiques libérales. Les propositions lunaires de prêts à taux zéro par la BCE  ou de « drone monétaire européen » (proposé par Jézabel Couppey-Soubeyran) sont ainsi mort-nées, puisque plusieurs pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas n’accepteront jamais d’y recourir. D’ailleurs, ils refusent même le modeste projet de « coronabonds » qui n’est pourtant qu’une tentative désespérée de sauvetage du système actuel. Il ne sert donc à rien de bercer de fausses illusions – tout au plus la France pourrait-elle proposer une monnaie commune méditerranéenne et un moratoire commun sur les dettes avec les pays volontaires – là où l’urgence commande de récupérer d’abord nos monnaies, de repartir de zéro avant d’envisager tout nouveau projet de coopération, non limité à « l’espace européen ».

Le retour à une monnaie nationale permettrait en effet de recourir librement à la création monétaire pour répondre aux besoins de la population. Il suffirait de réquisitionner la Banque de France pour monétiser les déficits, et réactiver ce que l’on appelait autrefois le « circuit du Trésor ». Dès à présent, nous pourrions créer les lits d’hôpitaux nécessaires, doubler la paye des soignant, recruter massivement du personnel, et assurer un salaire continué afin qu’un maximum de personnes puissent rester confinées. Tout ceci est possible immédiatement, sans avoir besoin de lever des fonds par l’impôt, comme l’expliquent les économistes de la théorie moderne de la monnaie (MMT). Dans ce paradigme économique, l’imposition ne doit plus être vue comme un moyen de remplir les caisses de l’État souverain, mais comme devant répondre à des objectifs politiques comme le plein-emploi ou la justice sociale. Par exemple, l’ISF doit avoir une fonction corrective : son but ne devrait pas être de maximiser le revenu perçu par l’État (auquel cas, l’État aurait intérêt à ce qu’il y ait davantage d’ultra-riches), mais bien de supprimer les grandes fortunes. Ainsi, le financement des services publics et des secteurs vitaux pour la population ne doivent pas dépendre des recettes fiscales. Si des organisations comme Attac ou la CGT ont engagé une réflexion sur le sujet avec l’économiste Pavlina Tcherniva, elles ont malheureusement botté en touche sur la nécessaire sortie de l’euro. Les politiques de création monétaire et d’emploi garanti par  l’État ont également été critiquées par l’économiste Benoit Borrits, qui considère qu’elles renonceraient à aller chercher l’argent dans la poche des riches et des patrons. Pourtant, il ne s’agit pas de refuser cette imposition, mais de ne pas attendre les recettes fiscales pour répondre aux urgences sanitaires. Quant aux projets de droit opposable à l’emploi ou de salaire garanti par l’État, ils sont d’une brûlante actualité en période de confinement. Loin d’être un « contournement » de la lutte des classes, c’est justement la garantie d’un salaire qui pourrait renforcer l’autonomie et la puissance politique du salariat, en lui donnant un rapport de forces suffisant pour détruire le Capital. Enfin, si la création monétaire comporte certainement un risque inflationniste, il faut bien voir que le dogme de lutte contre l’inflation constitutif des statuts la BCE constitue en réalité un cache-sexe pour défendre une politique en faveur des rentiers. Nous n’échapperons donc pas à la confrontation directe avec le capitalisme, même pour un objectif de départ aussi modeste que celui de garantir le droit à la santé.

Alors, face à l’urgence de la situation, arrêtons de louvoyer : conquérons notre souveraineté politique et monétaire, investissons massivement dans le secteur de la santé qui doit être nationalisé et relocalisé.  Mettons le savoir-faire de la France dans la solidarité internationale plutôt que dans la rapine de masques.

Ramzi Kebaïli  (06/04/2020)

Auteur de « Quittons l’Europe ! Pour une souveraineté populaire et inclusive » Ramzi Kebaïli est enseignant à Montreuil et membre du collectif citoyens souverains