Bundesbank : le premier Billion

Bundesbank: le premier billion

Un billion, dans leur langue comme dans la nôtre (mais pas en anglais), c’est un million de millions. Autrement dit, 1.000 milliards d’euros. La Bundesbank affiche tous les mois, avec un délai de 7 jours, la créance qu’elle détient sur la Banque centrale européenne (BCE), où la dette de celle-cei envers elle, au titre des soldes "Targets". Cette créance atteint aujourd’hui pour la première fois un chiffre qui dépasse la barre fatidique et dantesque du billion. C’est comme si elle détenait un million de millions sur un compte en banque ouvert à la BCE (d’ailleurs, d’un point de vue technique, c’est exactement cela: ce compte existe réellement).

Les grands médias français ne vous expliqueront pas pourquoi c’est important et ne vous aideront pas à comprendre pourquoi mon tweet de félicitations était, peut-être, légèrement entaché d’ironie. Qu’à cela ne tienne, je vais me substituer à eux.

Figurez-vous la situation suivante: j’habite dans une pension et, tous les mois, je règle ma petite note en signant une reconnaissance de dettes, au lieu que de payer comptant. L’hôte fronce le sourcil lorsque le total dû atteint un seuil critique. Mais combien plus en apprenant, par dessus le marché, que je suis autorisé à le rembourser, s’il vient à réclamer, non pas avec du vrai bon argent mais en lui redonnant exactement les mêmes reconnaissances de dettes que celles qu’il me présente pour remboursement. Pas besoin de réfléchir très longtemps pour comprendre qu’il se fait avoir (et, sans doute, dans un sombre recoin de son esprit, commencerait-il à se demander comment me mettre à la porte. On ne saurait l’en blâmer vraiment).

Dans mes conférences, je nomme ce phénomène de paiement fictif la «circularité» (attendu que je ne lui connais pas d’appellation que l’usage ait consacrée). Bien entendu, la circularité n’existe pas dans le monde réel. Si je joue à ce petit jeu, l’hôte appelle les flics et l’histoire s’arrête là.

La circularité n’existe pas dans le mode réel sauf dans un cas: celui de deux banques centrales ou instituts d’émission monétaire qui sont dans une même union monétaire et émettent donc la même monnaie. Car la situation que je viens de décrire est exactement celle dans laquelle se trouve la Bundesbank avec sa créance d’un million de millions d’euros sur la BCE, qui ne peut lui être remboursée puisque le seul mode de remboursement possible est circulaire, donc fictif.

Sans entrer dans les détails qui deviendraient vite fastidieux, il n’existe aucune astuce permettant de contourner cet inconvénient. La BCE ne peut pas repayer la Bundesbank avec des billets (même en faisant abstraction du fait que tous les billets euro du monde y suffiraient à peine) parce que, légalement, un billet détenu par une banque centrale (de la devise qu’elle émet) n’est pas en circulation et, n’étant pas en circulation, ce n’est pas de l’argent. Il ne devient de l'argent que lorsque la banque centrale le met en circulation, c'est-à-dire le remet à quelqu’un d’autre (qui n’est pas une autre banque centrale de la même union monétaire).

Peut-on ruser autrement? Et si la BCE donnait ces billets à, disons, la BNP, et ensuite la BNP à la Bundesbank? Les billets seraient alors bien émis et seraient donc du vrai argent, et la «petite dette» d'un billion serait bien remboursée par ce procédé suprêmement astucieux? Oui, mais voilà, se créerait alors une autre dette au titre cette fois des billets, et cette autre créance détenue par la Bundesbank sur la BCE s'éléverait à exactement un billion. Croyez-moi sur parole, car je ne peux pas y consacrer une trop grande part de cet article. Mais il n’y a rien à faire, rien ne marche.

Bref, cette situation n’est pas pour créer des relations sereines entre les deux banques centrales que séparent seulement quelques stations de métro (avec un changement). L’une est en effet le premier actionnaire et le premier créancier de l’autre, et elle sait que l’autre ne rendra pas l’argent. Est-ce absolument impossible? Faut-il vraiment passer un billion par pertes et profits? Un billion? Kerviel, tu n’étais qu’un nain.

Il y aurait bien une solution, cependant. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que les "bundesbankers" y ont pensé, dans un sombre recoin de leur esprit. Cela fait dix ans qu’ils ruminent le problème, dont ils se sont avisés peu de temps avant la BCE elle-même, en 2010…

Cette solution, fort iconoclaste, est que l’Allemagne quitte l’euro.

En effet, à la minute où elle quitte l’euro, les billets euro n’ont plus cours légal et forcé en Allemagne. À cette même minute, les billets mis en circulation par la Bundesbank, dont la valeur nette est tenue à jour à l’euro près, cessent d’être des dettes de la Bundesbank. Et à cette minute même, la Bundesbank redoit à la BCE la contre-valeur du net de ces billets. (Je dis le net, car si la Bundesbank met des billets en circulation, il lui arrive aussi d’en reprendre à ses guichets et donc de les retirer de la circulation).

Or ce chiffre, s’il n’atteint pas le billion, est tout de même très grand. Il atteignait 680 milliards fin novembre 2018 et si la tendance, assez régulière, s’est poursuivie, il devrait être aujourd’hui aux alentours de 750 milliards.

Il en résulterait que, quittant l’euro, la Bundesbank se retrouverait non avec une créance fictive d’un billion mais avec une annulation de ses devoirs sur les billets euro (elle doit les reprendre en créditant le compte de qui les lui remet) plus un avoir de 250 milliards sous la forme d’un compte ouvert à son nom à la BCE. Situation parfaite. 250 milliards, c’est peu ou prou la taille que devrait avoir la composante argent liquide de la composante euro de ses réserves de change. Or une banque centrale préfère justement détenir la composante argent liquide de la composante en devise X de ses réserves de change sous la forme d’un compte ouvert à son nom auprès de la banque centrale qui émet la devise X.

Situation parfaite, donc, pour la Bundesbank et l’Allemagne. Beaucoup moins parfaite cependant pour les pays qui restent dans l’eurosystème puisqu’ils se retrouvent avec trop de billets euro en circulation dans le monde (étranger donc compris) pour une valeur de 750 milliards d’euros. Si des images de pauvres gens allant à la boulangerie acheter leur pain en poussant une brouette chargée de billets de banque vous évoquent quelque chose, vous aurez compris le problème: risque d’hyper-inflation (et je dis risque pour être gentil). Mais ce soucis ne concerne plus l’Allemagne, qui vit alors chez elle avec une juste quantité de billets marks et regarde dédaigneusement ses ex-partenaires se débattre dans les affres d’une inflation weimarienne (NDR: du nom de la République de Weimar, régime en place en Allemagne entre 1919 et 1933, au cours duquel une hyperinflation de plusieurs millions de pourcents à été constatée).

Évidemment, une telle solution n’est pas politiquement correcte. Mais d’un autre côté, un montant d'un million de millions mérite considération. Qui pourrait dire qu’aucun "bundesbanker" n’y ait jamais songé par ses nuits d’insomnie?

Le franchissement symbolique de la barre du billion est l’occasion de nous rappeler quelles sont les fragilités de l’euro, et, peut-être, de nous faire comprendre que si Le Monde, Libération et Le Figaro n’en parlent jamais, il y a des raisons pour lesquelles l’euro ne peut perdurer. L’une de ces raisons, et qui n’est pas sans valeur, est que son existence n’est pas dans l’intérêt de la Bundesbank.

Vincent BROUSSEAU (Cadre de Génération Frexit) article publié le 11 août 2020 sur frontpopulaire.fr