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Brandir le complotisme

« Brandir le complotisme est un moyen de botter en touche »

par  Eric Guéguen

Philosophe politique, Éric Guéguen se définit comme électron libre républicain. Nous l’avons interrogé sur la notion de « complotisme », très débattue en ce moment.

Front Populaire : Le documentaire Hold-up a eu un succès populaire et un écho médiatique démentiels. Comment expliquez-vous ce succès ?

Eric Guéguen : Tout d’abord un fait : la France bascule dans quelque chose qui n’est pas elle depuis cinquante ans. Ensuite une évidence : à ce sujet on prend les Français pour des imbéciles depuis une bonne vingtaine d’années. Or c’est précisément le moment où les technologies de l’information et de la communication ont prodigieusement évolué. Dès lors, chacun était appelé à devenir son propre reporter. Happés par le besoin d’im-médiateté, nous sommes nombreux à être partis en quête d’informations hors des sentiers battus. Hold-up, avec des moyens récoltés auprès de petites mains (financement participatif en ligne) est en quelque sorte la synthèse de cet esprit, à la fois très civique et un peu dilettante. Ce qui n’induit pas forcément que le contenu soit bon, et je vais y revenir. Mais personnellement, je vois d’un bon œil ce genre d’initiatives. Je veux dire par là que c’est d’emblée bienvenu, et que l’intérêt porté à ce genre de productions est aujourd’hui beaucoup plus politique, au vrai sens du terme, que l’acte de se déplacer pour aller voter. Il est grand temps que les citoyens français réagissent, sortent de l’enclos, fût-ce par des polémiques outrées et, disons-le, typiquement françaises.

FP : Comment expliquez-vous la réaction presque hystérique des médias qui sont montés au créneau en légions romaines pour attaquer le documentaire ?

EG : Je pense que ce qui se joue à travers cette polémique est un énième épisode de la guerre entre deux projets de société : le mondialisme et le localisme, le second en réaction au premier. Or le mondialisme bénéficie d’une publicité aux confins de la propagande, c’est le moins qu’on puisse dire. En effet, les deux ou trois partis de pouvoir, les médias subventionnés et la plupart de nos grands influenceurs adhèrent à ce modèle. Celui-ci se résume en un gouvernement mondial, impersonnel, technocratique et en vis-à-vis une immense masse d’individus sans attaches géographiques ni culturelles susceptibles d’entraver les cycles de production-consommation. Dans un tel monde, il n’y a plus ni dedans ni dehors, et toute dissidence est muselée par les administrés eux-mêmes, soucieux de se plier au prêt-à-penser rabâché par les médias autorisés. Le traitement de l’élection américaine aura été un modèle du genre. Mais si le Français ordinaire est parfois lâche, il est rarement dupe. Qui plus est, il aime manifester sa mauvaise humeur, et les réseaux sociaux sont devenus l’agora rêvée pour le faire. Bien entendu, sur Internet, le pire côtoie le meilleur, mais chacun fait ce qu’il peut avec les moyens dont il dispose. Peu à peu, l’opinion se ressaisit, mais de manière impulsive, non sous le coup d’une profonde réflexion mais de stimuli disparates : un attentat, une malversation, un documentaire… Face à cela, les médias, scénaristes ordinaires de la pluie et du beau temps, doivent fatalement réagir et étouffer d’une manière ou d’une autre toute fausse note avant qu’avec d’autres elle ne fasse mélodie.

FP : Que pensez-vous de cette accusation en « complotisme » ? Est-elle fondée ? Que dit-elle de notre époque ?

EG : Le mot « complotisme » est de ceux que l’on brandit pour botter en touche. Afin d’éviter, pour une raison ou pour une autre, qu’une question ne soit débattue, il est commode d’en faire un danger social et de la criminaliser en conséquence. Il y a effectivement des thèses complotistes, mais on finit par en voir partout. Certains seraient bien enclins à taxer tout ce que je viens de vous dire de complotisme. De vous à moi, s’il ne s’agissait que d’un complot, je ne serais pas si inquiet. Mais voilà : les tenants du pouvoir se moquent ouvertement de leurs administrés, sans la moindre vergogne. Ce n’est pas un complot, c’est du mépris caractérisé. Beaucoup en ont assez d’être les dindons de la farce, d’être insultés et trompés en permanence, d’autant plus qu’ils se sentent désarmés : les politiciens ne sont plus que des pantins interchangeables, mais encore suffisamment influents pour imposer aux Français un confinement leur permettant de soutenir la croissance, mais pas de manifester leur désaccord. Quelle frustration et quelle avanie d’être à la merci de technocrates incompétents que l’on a soi-même portés au pouvoir ! C’est, je pense, dans un esprit de vengeance légitime que les thèses complotistes font recette. D’une part elles sont simples à comprendre car résultant, en dernière instance, d’une cause unique (le désir d’une minorité de nuire à la majorité). D’autre part elles font volontairement l’impasse sur les impondérables que l’on ne peut… ni ne veut expliquer. D’où ce quiproquo qui serait drôle s’il n’était pas politique : d’un côté des gouvernants totalement dépassés par les événements et paralysés par leur médiocrité, de l’autre des gouvernés qui, ne pouvant croire à une telle incompétence au sommet, se rassurent, en quelque sorte, dans des thèses complotistes. J’ai vu Hold-up. C’est un bon moyen de donner des coups de pied aux fesses des Français, et ils en ont besoin. Mais ils ont aussi besoin qu’on leur tende la main pour les aider à prendre un peu de hauteur, et ce n’est clairement pas le but de ce documentaire. Hold-up est la dénonciation d’un complot clé en main, sans efforts requis. Alors, vivement le suivant ?

FP : Depuis la crise sanitaire, la confiance dans le monde politico-médiatique institutionnel semble s’être encore affaissée. Les « élites » font-elles face à une crise de légitimité ?

EG  : Vous employez, il me semble, un mot fondamental, le mot « confiance ». Je n’entends personne en parler, ni les humbles qui l’ont totalement perdue de vue, ni les puissants qui ont tout fait pour ça. Or, selon moi, si les thèses complotistes se multiplient, c’est avant tout parce que nos « élites » n’en sont pas, qu’ils joignent la malhonnêteté à l’incompétence, qu’ils prêtent trop souvent allégeance à des organismes mondiaux (c’est-à-dire apatrides et financiers) et surtout qu’ils n’ont jamais de comptes à rendre à leurs mandants. Comment ne pas perdre confiance dans de telles conditions ? On ne peut, hélas, pas les révoquer entre deux scrutins et ils savent qu’ils ont les mains libres. Malgré tout, les Français demeurent stoïques, car finalement, dans leur esprit, la légalité a toujours plus d’importance que la légitimité. On peut le comprendre, mais nous avalerons encore de belles couleuvres. Cela fait belle lurette que nos représentants de tous bords n’ont plus de légitimité. Même combat vis-à-vis des principaux médias, ceux qui reçoivent des aides de l’État, font et défont des carrières, se trompent assez souvent et jamais ne font amende honorable. De plus en plus de Français font le choix d’éteindre leur téléviseur, la radio, de se désabonner des journaux défraîchis et de se réfugier sur le net, de même qu’ils boudent les élections en attendant l’homme providentiel !

FP : Depuis 2016, la notion de « post-vérité » a investi le débat public. L’idée est que notre époque serait le théâtre de la guerre horizontale de toutes les opinions, sans le moindre souci pour la factualité. Partagez-vous cette constatation ?

EG : Aujourd’hui, Internet est un vivier extraordinaire, une arme fatale dont les citoyens ne se servent pas à bon escient. Pourquoi ? Parce que le besoin de culture est un besoin cultivé. C’est très bien d’aller chercher des informations pour essayer de mieux comprendre les drames quand ils surviennent, mais on tombe alors sur de l’info de surface, des choses rédigées pour l’occasion et une bonne part de sensationnel ayant vocation à faire le fameux buzz. Certains se satisfont de trouver matière à dénoncer un éternel fascisme tapi dans l’ombre quand d’autres se focalisent sur l’évidence de sempiternels complots. Tous ne trouveront en définitive que ce qu’ils sont venus chercher : la confirmation d’un sentiment préalable. En sciences sociales, on parle dans ce cas de « biais de confirmation ». Il y a en effet un relativisme généré par l’Internet, et au premier chef par les réseaux sociaux, devenus un défouloir. Mais quand la verticalité (les élites) ne fait pas son boulot, on peut difficilement reprocher son manque de rigueur à l’horizontalité (le tout-venant), c’est-à-dire à ce qui, par définition, n’en manifeste pas spontanément. On ne m’ôtera pas de l’esprit que, dans l’ensemble, les gens au pouvoir ont un problème avec les faits et tentent de nous convaincre que nos yeux sont déficients, que tout est sous contrôle et qu’on ne récolte pas ce qu’ils ont semé ces cinquante dernières années. Cependant, ceci ne doit pas nous amener à condamner, en soi, toute verticalité. Une communauté politique de soixante millions d’âmes ne tient pas debout sans colonne vertébrale. Mais la verticalité doit être mise au service de l’horizontalité, et non l’inverse. Je suis en train de vous parler de choses que je maîtrise. Si vous m’aviez posé des questions sur le vaccin en cours d’élaboration, je les aurais déclinées comme n’étant pas relatives à mon domaine d’expertise. Ce que nous échangeons ensemble, libre à nos lecteurs d’en faire leur beurre, d’aller vérifier, de consentir, ou au contraire d’infirmer mes propos, d’apporter des contre-arguments et de nous apprendre des choses. Un semblant de démocratie est à ce prix. C’est le fil rouge de tous mes livres.

Publié le 21 novembre 2020 sur Front Populaire.fr

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