Démondialisation : vers un retour à la souveraineté ?
Alors que, ce 5 décembre, se forme un mouvement social marquant et que l’ébranlement des Gilets jaunes est toujours sensible, Jacques Sapir montre ici à quel point la démondialisation doit être comprise comme le retour de la souveraineté du peuple.
Par Jacques Sapir, économiste, spécialiste de la Russie et des questions monétaire
Lors de la rédaction de mon ouvrage La Démondialisation en 2011, il était déjà possible de percevoir les signes d’une crise de la mondialisation. Le constat que l’on peut tirer des dix dernières années est que cette mondialisation, ou globalisation, a engendrée de profondes forces de contestation, dont la puissance n’a cessé de croître. Nous percevons mieux encore aujourd’hui un élément incontestable de ce phénomène : la mondialisation est contradictoire à l’existence même de la démocratie.
Ce n’est pas le seul problème que cette mondialisation soulève : les questions de développement économique, celles concernant l’environnement et les problèmes sociaux multiples que les pays, qu’ils soient développés ou non, connaissent, sont les fruits amers de la mondialisation. Ils ont provoqué de véritables fractures, tant économiques que sociales, tant sociales qu’écologiques, dans les pays du « centre » du système économique capitaliste tout comme dans les pays de la « périphérie ». Mais le fait nouveau auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est bien la crise de la démocratie, la crise des systèmes politiques engendrées par la mondialisation. En un sens, le mouvement des Gilets Jaunes, qui a ébranlé jusqu’au plus profond la société française depuis le mois de novembre 2018, en est le produit.
Accélération de la démondialisation
Les événements qui constituent la trame de cette démondialisation ont pu s’étaler sur une période assez longue. Il en va ainsi de la paralysie qui a gagné l’OMC et le « cycle de Doha » au début des années 2010. D’autres événements se sont produits sur un laps de temps plus court. On peut considérer que la période qui va de 2016 à 2018 a été à cet égard particulièrement fertile. Ainsi, le Brexit reste un ébranlement majeur dans la zone de l’Union européenne. Donald Trump a, quant à lui, signifié la fin des accords de libre-échange discutés depuis plusieurs années, comme le TAFTA, et a renégocié le traité avec le Canada et le Mexique (ALENA) . Le processus de démondialisation s’est donc accéléré. Il a été marqué par la stabilisation puis la baisse de la part des échanges, que ces derniers soient mesurés en volume ou mesurés en pourcentage du PIB mondial.
Ce mouvement ne pouvait être encore perçu dans les années 2010-2011. Le montant des exportations est ainsi passé de 6 100 milliards de dollars américains à 16 100 milliards de 2001 à 2008 soit une augmentation de 2,6 fois. Mais de 2008 à 2017, ce montant est passé de 16 100 à 17 700 milliards, soit une augmentation de seulement 10%, inférieure de fait à celle du PIB mondial. Le ressort semble donc cassé.
La baisse du pourcentage de ces exportations mondiales rapportées au Produit intérieur brut mondial (PIB) indique clairement que le poids du commerce international dans la richesse mondiale est lui-même en train de baisser. En clair : une part croissante de la richesse est produite en réalité pour alimenter les marchés intérieurs des divers pays.
Le G7, qui s’est réuni en août 2019, ne peut plus, que ce soit dans son format actuel, ou que ce soit sur ses principes de constitution, être la plate-forme qui impulse et dirige l’économie mondiale. Il n’en a pas, d’ailleurs, la légitimité. Il a beaucoup perdu de son importance économique. Après avoir dépassé le 65% du PIB mondial à la fin des 1980 et dans les années 1990, et s’être un temps élargi à la Russie pour devenir le G8, son poids est tombé aujourd’hui nettement sous les 50%. Et il y a un lien évident entre cette perte de légitimité et cette perte d’influence dans le PIB mondial. De fait, quand le G7 a expulsé la Russie en 2014, il a probablement signé son acte de décès.
En tentant de transformer ce qui devait être un forum en un club politique, les pays occidentaux ont montré leur incapacité à saisir le renouvellement du monde. Il est d’ailleurs intéressant que la Russie ne soit pas intéressée par un retour au G7. Elle tire les leçons des transformations de l’économie mondiale de ces quinze dernières années et entend privilégier le G-20, comme l’indique Serguey Lavrov : « au sein du G20, les ultimatums ne marchent pas et vous avez besoin de parvenir à des accords (…) Je pense que c’est le format le plus prometteur pour l’avenir ».
Cette idée de la multipolarité du monde se combine alors avec une vision claire du rôle de la souveraineté..
Fragmentation de l’espace économique mondial
Mais, ce qui frappe aussi aujourd’hui est que les pathologies politiques engendrées par la mondialisation ont atteint un point de rupture. Nous le constatons en France et dans les pays voisins.
Nous le constatons aussi dans le pays qui se présentait comme le cœur même du processus de mondialisation, les Etats-Unis. Avec l’élection de Donald Trump, ces derniers ont tourné le dos aux accords multilatéraux dont ils s’étaient pourtant faits les champions durant des décennies. Ils ont engagé une négociation bilatérale globale avec la Chine, reconnaissant de fait que les Etats, les autres Etats qu’eux-mêmes, comptaient bien. Plus indirectement, à travers la politique des sanctions économiques dont ils usent et abusent (et cela en réalité depuis une période bien antérieure à l’élection de Donald Trump), ils accélèrent la fragmentation de l’espace économique mondial. La démondialisation est ainsi passée du stade de possibilité, de virtualité, à celui de fait ; puis elle est passée de celui de fait à celui de fait majeur. Les signes d’un épuisement du processus, mais aussi d’une remise en cause de ce dernier s’accumulent. Le retour au premier rang des nations comme acteurs politiques s’impose.
La « mondialisation » n’a jamais interrompu les guerres
Certes, on parle aujourd’hui de risques de guerre à l’échelle mondiale. Et il est vrai que les tensions géopolitiques se sont accrues. Mais, elles traduisent plus la volonté de certains Etats de maintenir des cadres de la démondialisation que l’inverse. En réalité, la « mondialisation » n’a jamais interrompu les guerres. Ces dernières années, que ce soit dans les Balkans, en Afrique, au Moyen-Orient, la « mondialisation » s’est accompagnée de conflits violents, certains mettant en présence des armées régulières et d’autres faisant intervenir des forces dites « irrégulières ». Ces conflits armés ont même été précipités par la « mondialisation ».
Les intérêts des grandes entreprises et des Etats, la volonté dans certains cas de s’assurer un monopole de ressources – sur le pétrole mais aussi sur les terres rares – pour utiliser ce monopole dans le cadre d’un commerce « mondialisé », tout cela a précipité des millions et des millions de femmes, d’hommes et d’enfants dans les horreurs des guerres et des guerres civiles .
Le fait justement que le commerce soit mondialisé induit un nouveau degré dans la concurrence mais implique aussi de nouveaux espoirs de profits. Ces deux éléments jouent bien souvent un rôle décisif dans la décision d’entrer en conflit armé ou de susciter, en exploitant telle ou telle revendication, ce conflit armé. Le navire marchand fut en permanence précédé du navire de guerre… Le commerce et la « mondialisation » ne sont pas des alternatives aux conflits, mais la forme particulière qu’ils prennent dans un contexte donné.
A l’ordre glacé de la guerre froide n’a succédé aucun système stable organisant les relations entre les nations
Cela devrait nous faire comprendre que nous vivons une période dangereuse car, à l’ordre glacé de la guerre froide n’a succédé aucun système stable organisant les relations entre les nations. La volonté de certains de remettre en cause la souveraineté des nations a durablement déséquilibré le cadre des relations internationales. Comme le dit Hamlet : « This time is out of joint », « ce temps est hors de ses gonds » (11).
Dans ce cadre, qu’appelle-t-on aujourd’hui la « démondialisation » ? Certains confondent ce terme avec une interruption volontaire ou fortuite des flux d’échanges à l’échelle de la planète. Ils confondent ainsi un protectionnisme, qui peut être amplement justifié dans la théorie économique, et la pratique de l’autarcie qui, elle, bien souvent est annonciatrice de guerres. Ils se trompent aussi sur la nature du lien qui lie la croissance du PIB à l’échelle mondiale et le volume des échanges. Rappelons ici que c’est la croissance du PIB qui tire les échanges et non les échanges qui tirent le PIB. Mais, surtout, ils oublient que ces échanges, échanges de biens, de services, mais aussi échanges culturels voire échanges financiers, sont bien plus anciens que le phénomène nommé « mondialisation » ou « globalisation ». Car la « mondialisation » pour ne garder que ce seul mot, ne se réduit pas à l’existence de ces flux.
Reprise en main par les Etats
Ce qui avait fait émerger le phénomène de la mondialisation et l’avait constitué en « fait social » généralisé était un double mouvement. Il y avait à la fois la combinaison, et l’intrication, des flux de marchandises et des flux financiers, ET le développement d’une forme de gouvernement (ou de gouvernance) où l’économique semblait l’emporter sur le politique, les entreprises sur les Etats, les normes et les règles sur la politique. Or, sur ce point, nous ne pouvons que constater une reprise en mains par les Etats de ces flux, un retour victorieux du politique. Ce mouvement s’appelle le retour de la souveraineté des Etats.
Or, la souveraineté est indispensable à la démocratie. Nous avons des exemples d’Etats qui sont souverains mais qui ne sont pas démocratiques, mais nulle part on a vu un Etat qui était démocratique mais n’était pas souverain.
Cette reprise en main s’accompagne aussi d’une insurrection des peuples contre les effets de la « mondialisation », insurrection qui va aujourd’hui du Chili au Liban, en passant par cette « vieille » Europe avec le Brexit et le mouvement des Gilets jaunes. Cette insurrection peut prendre des formes très diverses. Ce qui se produit cependant, c’est bien la révolte d’une population qui a été paupérisée par la « mondialisation » – un phénomène qui avait été analysé il y a plus de dix ans.
Une population qui se sent aussi humiliée et dépossédée par ce processus de sa capacité à décider de sa vie. On a beaucoup dit, et avec raison, que le mouvement des Gilets jaunes correspondait à une révolte de la France périphérique, un concept popularisé par un géographe, Christophe Guilluy. Mais, et ce point en dit long sur la profondeur de ce mouvement, il a aussi lancé des passerelles vers d’autres catégories sociales qui, tout comme cette France périphérique, souffrent de la mondialisation.
La démondialisation sera donc le grand retour du politique sur le « technique », de la décision souveraine sur l’automaticité des normes.
En France, il est très instructif de voir comment les revendications des Gilets Jaunes se sont développées d’une révolte antifiscale au départ à une remise en cause de l’injustice fiscale, puis à une remise en cause de la structure économique qui maintient les salaires et les revenus de la majorité au plus bas, et enfin à une remise en cause du cadre politique avec des revendication comme celle du référendum d’initiative citoyenne, voire avec la demande de démission du président de la République.
La démondialisation sera donc le grand retour du politique sur le « technique », de la décision souveraine sur l’automaticité des normes. Or, le « technique » s’incarne aujourd’hui principalement dans l’économique et le financier. La démondialisation est donc fondamentalement le retour de la souveraineté.
Être souverain, c’est avant tout avoir la capacité de décider, ce que Carl Schmitt exprime aussi dans la forme « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Sur cette question de la souveraineté, il ne faudra donc pas hésiter à se confronter, et pour cela à lire Carl Schmitt, si l’on veut espérer avoir une intelligence du futur. Car, la question du rapport de la décision politique aux règles et aux normes, et donc la question de la délimitation de l’espace régi par la politique et de celui régi par la technique, est bien constitutive du débat sur la souveraineté.
L’économique au service de la politique
Non que les raisonnements économiques et financiers soient amenés à perdre toute importance. De fait, la prise en compte des éléments économiques du pouvoir et de la souveraineté fait partie intégrante du processus de démondialisation. Non qu’il n’existe non plus, dans nos sociétés, des espaces régis par l’ordre technique, ou du moins des espaces dominés par la légitimité technicienne. Mais, ces dimensions deviendront désormais secondes par rapport au politique, qui recouvrera ses droits. L’économique et le financier redeviendront des instruments au service du politique. Et, avec ce retour en force du politique, nous pourrons avoir celui de la démocratie, d’un ordre qui tire sa légitimité non du marché mais du peuple, qui est mis au service des intérêts du peuple, et qui se matérialise dans le pouvoir du peuple.
La phrase de Lincoln, prononcée dans sa célèbre Adresse de Gettysburg le 19 novembre 1863 qui commémorait l’une des plus terribles et des plus sanglantes bataille de la guerre de Sécession « du peuple, pour le peuple, par le peuple » va retrouver tout son sens.
La démondialisation, doit donc être comprise comme le retour de la souveraineté. La souveraineté des Nations bien sûr, que l’on avait analysée dans un ouvrage de 2008, mais aussi la souveraineté du peuple, qui s’y exprime, car cette souveraineté doit prendre la forme en démocratie véritable (et non en démocratie formelle) de la souveraineté du peuple. C’est pourquoi la démondialisation doit être regardée comme positive, car elle implique cette réaffirmation de la souveraineté qui rend possible la démocratie. Elle détermine ainsi le contexte des futurs combats politiques.
Cet article a été publié par le site de Rupture-presse le 5 décembre 2019.
[1] Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.